• Point de mire: Angle de vue

L’équilibre des humeurs

Quels étaient les diagnostics posés par un médecin de campagne grison au XIXe siècle? Et comment traitait-il les pathologies correspondantes? Des notes datant de 1853 en livrent un aperçu.

Les notes de Cristian Luregn Decurtins datant de 1853 livrent un bon aperçu de la médecine de l’époque. Photo: màd
Les notes de Cristian Luregn Decurtins datant de 1853 livrent un bon aperçu de la médecine de l’époque. Photo: màd

Au milieu du XIXe siècle, la théorie des humeurs était l’une des bases de la médecine antique européenne. Ce concept interprétait le corps, les pathologies et les personnes sous un angle totalement différent de celui que nous connaissons aujourd’hui. Selon cette théorie, également appelée pathologie humorale, la maladie résulte d’un dérèglement de l’équilibre des quatre humeurs contenues dans le corps: la bile noire, la bile jaune, le sang et le phlegme.

En 1858, le professeur Rudolf Virchow publie sa théorie de la pathologie cellulaire, d’après laquelle les maladies ont leurs origines dans des altérations des cellules du corps, et non dans le déséquilibre des humeurs.

Diagnostics datant de 1853

A cette époque, de 1846 à 1874, le docteur Cristian Luregn Decurtins exerçait comme médecin de campagne à Trun, dans les Grisons. Il avait rejoint sa patrie après des études de médecine à la faculté de Moscou.

Maria Huonder, son arrière-petite-fille, a légué à mon père, le docteur Pius Tomaschett, médecin de campagne dans la même commune de 1953 à 1992, les dossiers médicaux originaux de 1853, dans lesquels Cristian Luregn Decurtins avait consigné en détail l’anamnèse, les observations physiques et les diagnostics qui en résultaient avec les thérapies de l’époque. Ces notes étaient restées inédites jusqu’à ce que je retravaille les dossiers et les publie sous la forme d’un livre en 2023.

De la bile dans les poumons?

Les exemples de patients ci-après illustrent la perspective de la théorie des humeurs selon la médecine de l’époque:

Mme Margretha Castelberg se présente le 12 avril 1853. Cristian Luregn Decurtins observe ce qui suit:

La patiente a commencé à se sentir mal il y a deux jours. Elle dit avoir eu des maux de tête, douleurs thoraciques et nausées, et avoir ressenti un léger soulagement après avoir vomi plusieurs fois. Hier, elle s’est plainte d’une toux sèche et récurrente, accompagnée ici et là d’expectorations de sang. Douleurs aiguës à l’arrière de la poitrine et dans la poitrine. Nausées persistantes, respiration légèrement difficile.

Sur la base de ces observations, le médecin a posé le diagnostic de Pneumonia levior billiosa, à savoir une pneumonie bilieuse. Le diagnostic de pneumonie était également connu de la théorie des humeurs. L’attribut «bilieux» a toutefois été ajouté, car le médecin est parti du principe que les vomissements violents étaient peut-être à l’origine de la remontée de bile. Cet exemple montre que les rapports anatomiques entre les poumons et la bile étaient autrefois interprétés différemment. Le médecin lui administra de la Morphi acetici afin de calmer la toux. Voulant éliminer le «mauvais suc» généré dans les poumons, il recourut à la racine vomitive Radix Ipecacuanhae comme expectorant et émétique. Il prescrivit en outre du Kali sulfurici pour évacuer le mauvais suc par l’intestin. Cela agit ainsi sur le tractus gastro-intestinal pour rétablir l’équilibre des humeurs – et non sur les poumons. Les laxatifs contiennent aujourd’hui encore des sels de potassium et de sodium.

Du charbon de tilleul en cas d’infarctus

Le diagnostic de Cardialgie posé par Cristian Luregn Decurtins, que nous désignons aujourd’hui par «douleur cardiaque», est également captivant. Les dossiers médicaux de 1853 évoquent une douleur dans l’épigastre, dans la région du cardia, qui désigne l’entrée de l’estomac. Certaines anamnèses sous ce diagnostic laissent soupçonner un Ulcus ventriculi, une indigestion ou un reflux gastro-œsophagien. Mais sous le même diagnostic, l’anamnèse ci-après laisse plutôt présager autre chose. Le 25 avril 1853, le médecin fait les observations suivantes chez une autre patiente, Mme Tresa Disch:

Depuis qu’elle s’est prêtée à des travaux exigeants dans les champs, ses douleurs d’estomac sont revenues, sauf qu’habituellement, elles étaient logées au niveau de la poitrine, dans le médiastin. Elles remontent ensuite de l’estomac à la tête, ce qui lui fait presque perdre connaissance et l’oblige à s’asseoir rapidement pour ne pas tomber. Les douleurs elles-mêmes ont toutefois toujours leur siège principalement dans le creux de l’estomac [épigastre] et sont de nature particulière, de sorte qu’il lui est impossible de les décrire.

Le concept de la théorie des humeurs ne permit pas à Cristian Luregn Decurtins de conclure à la cause réelle de ces douleurs, à savoir un éventuel infarctus du myocarde. Il administra du charbon de tilleul trois fois par jour, de la teinture d’aloès et de la teinture d’opium pour calmer les symptômes. Nous ne connaissons pas l’effet recherché du charbon de tilleul. La teinture d’aloès, administrée par voie interne, est légèrement laxative. La teinture d’opium soulage la douleur et apaise. De nos jours, nous injectons également de la morphine dans une telle situation.

La saignée, un remède universel

Le 30 octobre 1853, notre médecin a posé le diagnostic d’Angina pectoris chez Mme Onna Maria Tambornini. Il s’est toutefois contenté de décrire les symptômes, sans préciser l’origine cardiaque.

La patiente souffre depuis plusieurs années d’une respiration difficile et de fortes palpitations, surtout à la montée, ce qui lui est presque impossible. N’ayant pas fait de saignée depuis deux mois, elle a attribué cette oppression thoracique à cela et insisté aussitôt pour qu’une saignée abondante soit pratiquée, ce qui a fait disparaître l’oppression thoracique et lui a permis de recouvrer sa pleine santé, malgré quelques faiblesses.

Dès la première phrase, on peut conclure à une insuffisance cardiaque et à une Angina pectoris. Les troubles réapparurent peu après la saignée: «Bien qu’on lui ait fait une saignée, donné des laxatifs et appliqué des sinapismes (compresses), l’oppression thoracique a persisté pendant cinq à six jours, et a ensuite progressivement disparu.» Cette description laisse supposer un infarctus du myocarde. Celui-ci s’est produit malgré les purgations prescrites et les compresses, dont nous ignorons la composition.

Cristian Luregn Decurtins décrit ensuite très clairement les symptômes d’une orthopnée avec une «oppression au niveau de la poitrine, accompagnée d’une sensation d’angoisse et d’essoufflement [...]» pendant la nuit. Une nouvelle saignée de 2 à 3 décilitres est alors réalisée, induisant un soulagement du cœur. Mais l’anémie qui en résulte est pernicieuse en cas d’insuffisance cardiaque. A l’époque, la médecine n’avait pas d’autre proposition thérapeutique.

Mercure et poudre à canon comme médicaments

Le terme «infection» était inconnu jusque vers la fin des années 1870. A cette époque, on ne connaissait ni les bactéries, ni le mot hygiène, ni même le mot épidémie. Pourtant, nous trouvons dans les dossiers le diagnostic d’Erysipelas traumatica après une saignée qui avait probablement été pratiquée avec un couteau mal nettoyé. Des compresses d’eau froide et de teinture d’aloès, utilisée aujourd’hui encore dans les soins de la peau, étaient alors indiquées. Les propriétés désinfectantes du mercure, que l’on appliquait en le mélangeant à une vaseline, étaient appréciées contre les morpions. Le soufre et le salpêtre contenus dans la poudre à canon étaient apparemment d’excellents remèdes contre les acariens responsables de la gale. Ces traitements ne peuvent pas être strictement justifiés par l’altération des humeurs. Ils ont néanmoins fait leurs preuves de manière empirique.

De nombreux autres cas très intéressants ont été recensés dans toutes les disciplines médicales, lorsque les bases de la médecine reposaient sur la théorie des humeurs. Les anamnèses détaillées permettent encore aujourd’hui de déduire des tableaux cliniques.

Les documentations précises montrent la grande empathie de Cristian Luregn Decurtins à l’égard de ses patientes et patients. Sur la base de ses notes, nous pouvons poser un diagnostic actuel et, pour ainsi dire, entrer en dialogue avec un médecin et ses réflexions datant de 170 ans.