- Point de mire: Rêves
«Le rêve est notre théâtre de l’absurde nocturne»
Franz Hohler note la plupart de ses rêves. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il nous raconte ce qui le fascine dans cet univers et comment il cultive son imagination à plus de 80 ans.
10.12.2024
Quelle signification les rêves ont-ils pour vous?
Les rêves ont toujours été importants pour moi. Ils sont notre lien avec un monde qui fait certes partie de nous, mais que nous ne connaissons pas. Comme un message qui vient du plus profond de notre être.
Interprétez-vous vos rêves?
Je ne ressens pas le besoin d’interpréter chaque rêve. Il existe une superstition selon laquelle les rêves que l’on fait pendant les douze nuits de Yule – c’est-à-dire les nuits entre Noël et l’Epiphanie – sont censés nous donner des indices pour l’avenir.
Je l’ai vérifié une fois en comparant mes rêves avec ce qui s’est réellement passé ensuite; or cela n’avait absolument rien à voir. Mais cela n’a pas d’importance. Accorder de l’attention à ses rêves est selon moi une bonne chose. Car ils sont toujours le point de départ d’une pensée. Où étais-je cette nuit? Qu’est-ce qui s’est passé? Et il m’arrive de raconter certains de mes rêves à mon épouse Ursula. Pour avoir consacré son travail de diplôme à l’institut C. G. Jung aux rêves de laverie, elle maîtrise le sujet. J’avais moi-même fait un rêve de ce type à l’époque …
La réalité a manifestement eu un impact très concret sur vos rêves. L’inverse s’est-il déjà produit, c’est-à-dire qu’un rêve ait des conséquences concrètes?
Pas au sens propre. J’ai toujours considéré les rêves comme une sorte d’élargissement de la conscience – on devrait en fait dire un élargissement de l’inconscient. Ou comme une rencontre avec l’absurde. Le rêve est notre théâtre de l’absurde nocturne, qui vient étrangement de notre propre personne, et dans lequel règnent d’autres lois.
Dans nombre de vos récits, les protagonistes se trouvent également dans une sorte de monde onirique; la frontière entre réalité et imaginaire s’estompe. Dans quelle mesure vous inspirez-vous de vos rêves?
J’ai très peu écrit directement sur mes rêves. C’est quelque chose de très personnel que je ne veux pas forcément rendre public. Je recours plutôt à mon imagination, en me demandant: et si? L’idée de la nouvelle «La reconquête», par exemple, dans laquelle la nature reprend ses droits dans la ville de Zurich, est née lorsque, depuis mon bureau, j’ai aperçu un très grand oiseau posé sur l’antenne de la maison voisine. Sur le moment, je ne l’ai perçu que furtivement, et quand j’ai voulu me rapprocher, il avait déjà disparu. Je me suis alors demandé s’il était possible que ce soit un aigle. Et tout est parti de là.
Le roman «Der neue Berg» décrit la destruction de la ville de Zurich par une éruption volcanique. Quels sont les points communs entre Zurich et ces scénarios catastrophes?
Je n’ai pas été tendre avec Zurich. Avec ce roman, je voulais avant tout toucher un nerf vital. Et Zurich est un nerf vital unique en son genre. J’ai depuis longtemps le sentiment que nous avons tendance à manquer de vigilance lorsque tout fonctionne normalement, et donc à nous rendre vulnérables. Des événements comme les catastrophes nucléaires ou chimiques, les guerres ou, plus récemment, la pandémie peuvent mettre à mal le fonctionnement normal d’une société et tout paralyser du jour au lendemain. Personne ne sait exactement ce qui s’est passé, nous sommes face à des informations contradictoires, tout semble confus, comme dans un cauchemar. C’est ce que je voulais montrer. A petite échelle, les rêves ont finalement aussi cette fonction: ils remettent en question le fonctionnement normal par un monde à part, un tout autre univers que nous ne comprenons pas vraiment. Mais pour revenir à votre question: je ne souhaite aucun mal à Zurich, bien au contraire, j’y vis.
Cherchez-vous sciemment des idées pour vos histoires ou tombez-vous plutôt par hasard sur des thèmes qui stimulent votre imagination?
Lorsque nous décidons de donner vie à nos idées, tous nos sens sont aux aguets et nous sommes réceptifs à tout ce qui nous entoure. Nous vivons tous des expériences, mais beaucoup de gens ne les perçoivent pas consciemment. Et pourtant, la manière dont les idées surgissent reste un mystère pour moi aussi. Il m’arrive de lire des publications en neurologie. Mais je n’ai pas encore trouvé d’explication scientifique sur ce qui constitue la substance d’une idée, sur les messages qui transitent entre les synapses et sont acheminés jusqu’au cerveau. C’est pour moi aussi incompréhensible que le fait de rêver: de quel fonds les rêves proviennent-ils? Qui en est le metteur en scène, qui fait ressortir différents éléments et nous habille – ou nous déshabille – d’un costume quelconque, comme cela se produit souvent dans les rêves?
Vous avez certainement plus d’idées que vous ne pouvez en traiter. Comment décidez-vous si une idée est bonne ou non?
Contrairement aux rêves que je capture le plus souvent avec des notes de sténographie, je n’écris plus mes idées depuis longtemps. Je crois qu’une bonne idée s’impose incessamment à notre esprit, comme pour le roman «Es klopft». L’histoire commence par une femme qui frappe à la vitre d’un train en partance, dans lequel se trouve mon personnage principal, un médecin. Cette scène m’obnubilait.
Savez-vous toujours comment se termine une histoire lorsque vous la commencez?
Non, cela part souvent d’une simple idée et je ne sais pas du tout comment l’histoire va évoluer. En général, je commence par me la raconter à moi-même.
L’un de vos personnages célèbres est le jeune garçon Chipo, qui rêve si fort que chaque matin à son réveil, il trouve dans son lit un morceau de son rêve, et finit par se projeter dans un autre endroit. Cette histoire est-elle née de votre intérêt pour les rêves?
C’est certainement lié au fait que j’aime rêver et que mes rêves me surprennent. Car la plupart du temps, on ne comprend pas vraiment ce qui se passe dans le rêve et comment on s’est retrouvé dans une certaine situation. Mais pour le premier des trois livres de Chipo, mon objectif initial n’était pas d’écrire un livre. Alors que nous étions en vacances sur une île grecque – les îles occupent d’ailleurs une place prépondérante dans le livre –, j’ai promis à mon fils aîné, alors âgé de 5 ans, de lui raconter une histoire chaque soir. Il m’a demandé si j’avais l’intention d’en inventer une, car à choisir, il préférait que je lise une histoire tirée d’un livre. J’ai donc pris quelques notes pour chaque soir, que je pouvais ensuite lui lire comme si elles provenaient d’un livre, et j’ai réalisé que cela pouvait effectivement donner naissance à un livre.
La publication du premier volet de Chipo remonte déjà à plus de 45 ans. Dans quelle mesure l’accès à l’imaginaire a-t-il évolué durant cette période et quelle est son importance dans notre méritocratie actuelle, où il est plutôt considéré comme improductif?
Je pense que l’imaginaire est un organe de l’être humain, et qu’il est très important. Je suis également convaincu que tout le monde est doté de créativité. Mais les adultes en particulier ne prennent souvent plus de risques: ils arrêtent de dessiner parce qu’ils savent qu’ils ne parviendront jamais à se rapprocher suffisamment de la réalité. Mais je pense qu’il ne faut pas laisser dépérir l’imagination et ces capacités créatives – même si elles ne sont pas utiles dans l’immédiat.
Cela vaut aussi pour les enfants. Bien sûr, ceux-ci vivent aujourd’hui dans un monde différent de celui dans lequel j’ai grandi ou dans lequel mes enfants ont grandi. La vie est plus rythmée, le monde d’aujourd’hui est plus stressant. Et les médias électroniques rendent les livres moins populaires, surtout auprès des adolescents, alors qu’ils contribuent justement à éveiller l’imagination. Mais l’imagination n’a pas pour autant disparu du monde des écrans. Il suffit de regarder le nombre de jeux informatiques qui ont pour thème les contes de fées; les sorciers, les sorcières, les royaumes, les méchants, les gentils ... bref, les thèmes classiques des contes de fées. Je suis convaincu que l’imagination a de belles heures devant elle. Car elle fait partie de l’être humain.
Quel est votre secret pour stimuler votre imagination à plus de 80 ans?
Je m’impose toujours des tâches sous forme de disciplines annuelles: une photo par jour, ou un dessin par jour. Il est important de s’obliger à dessiner quelque chose que l’on a vu. Peut-être le soleil, qui était magnifique ce jour-là. Cela peut ne prendre que deux minutes, mais on doit se forcer à regarder différemment, et découvrir ainsi une nouvelle vision du monde. Cette année, je me suis fixé comme objectif d’apprendre un poème par cœur chaque semaine. Et l’année prochaine, je me suis promis d’écrire chaque semaine pour moi un rêve qui m’a impressionné.
Quels sont vos autres rêves?
Continuer à me réveiller chaque matin aux côtés de ma femme Ursula – c’est déjà très bien. Je sais que cela ne va plus de soi: après 80 ans, les années fondent comme neige au soleil. On espère simplement pouvoir passer cette dernière étape jusqu’à la mort le plus en forme possible. Et en même temps, j’aimerais encore faire plein d’autres choses. Récemment, j’ai confié à l’émission de radio «Musik für einen Gast» que j’avais toujours voulu écrire un livret d’opéra. Peu de temps après, j’ai reçu une lettre d’un musicien suisse qui vit à Berlin, me disant qu’il aimerait composer l’opéra dont j’écris le livret. Nous nous sommes rencontrés. On verra si cela se concrétise. Mais ce qui est bien à mon âge, c’est que tout est possible, rien n’est obligatoire.
Biographie express
Artiste de cabaret, violoncelliste, auteur de chansons, écrivain: Franz Hohler, né en 1943 à Bienne, compte depuis les années 1960 parmi les voix les plus importantes de la littérature et des petites scènes suisses contemporaines, capable de s’adresser aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Observateur perspicace et plein d’humour, il entraîne son public dans des mondes oniriques et imaginatifs, révèle les abîmes tout en guidant ses lecteurs à travers les absurdités et les particularités du quotidien. Franz Hohler vit avec son épouse Ursula à Oerlikon.
Carte de vœux
Lorsque l’année touche à sa fin,
emporte un rêve avec toi.
Note-le
et glisse-le dans ta poche.
Et si tu as besoin d’une carte d’identité
pour entrer dans la nouvelle année,
n’hésite pas
et montre-le.
Franz Hohler